Invité dans ma vie
Mon Cher Vincent,
Tu t’es invité dans ma vie sans prévenir. Pour enrichir un site Internet, je cherchais un peu de documentation sur des peintres célèbres quand je suis tombé sur ta biographie et surtout sur tes Lettres à Theo.
J’ai l’impression d’avoir plongé dans ta correspondance comme dans la mer ou plutôt comme dans une piscine. Plus qu’une image ou une métaphore, c’est une impression réelle de ce que je ressens.
Plonger pour moi a toujours été un plaisir indicible, j’ai toujours plus aimé plonger que nager. Les étés de mes sept à douze ans à la piscine du Club Nautique de Rabat y sont sûrement pour quelque chose.
La lecture de tes lettres en 2001 a déclenché chez moi un besoin absolu de te connaître, de te comprendre, de tout savoir sur toi.
Je ne sais toujours pas pourquoi tu m’as mis si vite mis au travail mais je dois constater que depuis cette date, je te consacre la plus grande part de mon activité, de mes lectures, de mes réflexions et même de mes voyages.
J’ai dû lire une trentaine de biographies qui te sont consacrées, plusieurs histoires de l’art, des catalogues, des monographies, des articles, des ouvrages de psychanalyse, de philosophie, etc., apprenant au passage l’histoire de la Hollande, de la Belgique, la construction des maisons à toit de chaume, la vie des mineurs du Borinage, la technique du dessin, la théorie des couleurs, la psychiatrie au XIXe siècle, l’histoire du Protestantisme, etc.
J’ai voulu voir tous les lieux où tu as vécu, aussi j’ai voyagé sur tes traces. Je me suis rendu plusieurs fois à Zundert où tu es né, puis à Helvoirt, Etten, Nuenen, à Cuesmes, dans le Borinage, en Angleterre, en Belgique, puis à Paris, Arles, Saint Rémy et Auvers. Partout où tu es passé, même quelques semaines ou quelques jours !
J’ai dû aussi analyser toutes tes œuvres (dessins, peintures et ses moindres croquis) en les regardant à la loupe ou de visu dans toutes les expositions qu’on te consacre depuis plus de dix ans, à Paris, Arles, Vienne, Bâle, Amsterdam, etc.
Pendant ces quinze années, tu m’as fait produire une quantité de travail dont je ne me serais pas cru capable : un site Internet, des livres, des films, des photos, des dessins, des peintures, des poésies, des chansons.
Les milliers d’heures passées en ta compagnie ont donné une nouvelle direction à ma vie.
Et il semble que c’est pas fini…
Bien à toi
*****
N’être
Mon cher Vincent,
Parmi tous les souvenirs que tu évoques dans tes lettres, il y en a un qui n’en est pas vraiment un, mais qui semble t’obséder.
Beaucoup de tes biographes ont glosé sur l’histoire de ta naissance. Né deux fois, mort une fois. Qui suis-je ? On dirait une devinette.
Ton arrivée au monde à été singulière. Le premier enfant de ta mère est mort-né et tu arrives au monde un an plus tard, jour pour jour. On peut imaginer sa désillusion, sa déception, sa tristesse et surtout son anxiété quand quelques mois plus tard, elle a été de nouveau enceinte de toi. Il est probable qu’avant même ta naissance, en son sein, tu as dû ressentir l’inquiétude qui l’habitait. Tes premiers jours, tes premières semaines ont dû se dérouler dans une atmosphère anxieuse. Elle avait peur de te perdre…
Tes parents t’ont donné le même prénom que l’enfant mort-né, mais aussi son berceau, ses vêtements et toutes les affaires préparées pour lui. “Nommé” à sa place, on t’assignait en quelque sorte de le remplacer. Mais comment remplacer quelqu’un qui n’a pas vécu ? Comment être soi et un autre ? Sur la terre ou sous la tombe ? Ton nom gravé dans la pierre, les mêmes anniversaires…
Longtemps on n’a pas su si cet événement était inscrit dans ta mémoire ou s’il avait été refoulé, mais heureusement, il y a quelques années, une lettre destinée à Teersteg, ton ancien patron, a été retrouvée. Il venait de perdre sa petite fille et tu lui écris pour le consoler : “Mon père a également senti ce que vous avez éprouvé ces jours-ci. Récemment, tôt le matin, je me trouvais au cimetière de Zundert près de la petite tombe sur laquelle sont écrits ces mots : Laissez venir à moi les petits-enfants car le royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent”.
Ce fait était bien resté présent dans ta mémoire, puisque vingt-cinq ans plus tard, tu te rappelais des mots gravés sur la tombe. Mais il n’y a pas que ça. Plusieurs autres indices que cet événement t’a marqué existent…
Lors de ma première visite à Zundert, après avoir fait un premier tour du village, je suis retourné au cimetière qui m’attirait. La tombe de ton frère mort-né est à quelques mètres de l’entrée de l’église. Petite, troublante, émouvante. Photographiant les lieux, une vue de côté me surprend. Elle me rappelle un croquis que tu avais fait de l’église de Zundert, vue du côté gauche, un peu en arrière. La petite tombe n’apparaît pas. Et pourtant elle devrait être là, au premier plan.
J’ai essayé de me mettre à l’endroit exact d’où tu avais pu faire ce dessin.
En cadrant avec mon appareil photo, j’arrivais à avoir à peu près la même vue : le même coin de l’église (actuellement en partie caché par un nouveau bâtiment) et sur la droite, le portail en fer, comme sur ton dessin. La perspective est la même, mais au pied de l’église devrait figurer la tombe du premier Vincent, là, en plein milieu, mais elle n’y est pas. Tu ne l’as pas dessinée. Tu avais quand même choisi cette vue de l’église plutôt qu’une autre. Comme ce dessin n’a probablement pas été fait sur place (il fait partie d’un carnet de La Haye), c’est ton imagination qui a choisi cet angle, Ce qui est encore plus intéressant. Personne jusqu’ici n’avait donné à cet anodin petit dessin de l’église la signification que j’y trouvais.
J’ai aussi pensé à L’Angélus de Millet, une de tes œuvres favorites que tu as recopié de très nombreuses fois. On y voit un homme et une femme en prière. À leurs pieds, un petit panier (substitut d’une tombe ?). Est-ce une réminiscence d’instants tu allais te recueillir sur sa tombe avec tes parents ?
Dali a eu une vision similaire. Il a également été hanté par cette peinture qu’il a reproduite et réinterprétée souvent. Lui aussi a eu un problème de frère mort un an avant sa naissance. Appelé Salvatore comme lui, on lui a donné ses vêtements, ses jouets. Il a été son double imaginaire.
Il existe aussi un autre tableau dont tu as fait au moins cinq copies, qui peut aussi se rapporter à cet événement : La Berceuse. On voit Madame Roulin, la femme de ton ami le facteur d’Arles, assise, placide, les yeux dans le vague. Elle tient un cordon qui devrait être relié à un berceau, mais le berceau est absent du tableau. Il n’y avait rien à bercer ? Ce pourrait être l’image d’une mère triste, frustrée.
À ta naissance, et même avant, tu as dû combler le manque de la mère en tentant de remplacer l’absent. L’inquiétude qui a dû régner autour de toi avant que tu naisses a dû durer encore quelques semaines, quelques mois…, peut-être deux ans, jusqu’à la naissance de ta sœur Anna, puis celle de Theo, quatre années plus tard. Tu avais enfin un frère vivant…
Et c’est le fils de Theo, encore un Vincent, qui va te remplacer…
Bien à toi
Alain
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Femmes
Mon Cher Vincent,
Tu n’as pas eu de chance avec les femmes, tu n’étais vraiment pas doué en amour. Peut-être n’as-tu pas trouvé celle qui t’aurait compris, soutenu, aimé… À chaque fois, tu as effrayé les filles dont tu as été amoureux. Souvent même, tu les as fait fuir.
Eugénie, ton premier amour, a semblé plus qu’étonnée par ta déclaration. Elle était déjà fiancée. Elle était sûre que tu étais au courant de ses fiançailles (avec le précédent locataire de la chambre). L’as tu su ? Ignoré volontairement ? As tu considéré qu’elle passerait outre ? Étais-tu aveugle à ce point pour confondre une relation amicale avec l’amour ?
En tous cas, ce premier amour raté à eu de très graves répercussions. Une déprime qui a duré plus de quatre ans où tu t’es réfugié dans la religion, tu as même voulu être prêtre. Après que sa mère t’ait demandé de quitter la pension, tu as voulu revenir en Angleterre pour être près d’Eugenie. Et quand tu as voulu la revoir, sa mère t’a déclaré que ta présence était totalement inopportune.
Et comment as tu pu fonder le moindre espoir sur Kee, une femme qui venait de perdre son mari ? Tu avoueras à Theo que tu savais n’avoir aucune chance avec elle, alors pourquoi as-tu insisté si lourdement en lui envoyant des dizaines de lettres qu’elle ne lisait pas ? Elle a quitté la maison le jour même ou tu t’es déclaré. Elle a fui, on dirait.
Ton caractère passionné, ton romantisme excessif lui a fait peur et elle non plus, n’a jamais voulu te revoir.
C’est Sien, une ex-prostituée, paraît-il, en fait une pauvre fille mélancolique, qui, comme tu dis, « avait eu des problèmes » qui t’a fait oublier Kee. Tu avais besoin d’une femme, tu te gelais sans amour, tu te pétrifiais… Elle t’a compris, vous vous êtes aidés mutuellement. Elle a été ta compagne, la seule avec laquelle tu aies vécu. Grâce à elle, tu t’es senti vivre comme un ménage d’ouvrier avec des enfants autour. Mais tu as dû subir la haine de ta famille de curés pour laquelle tu vivais dans le péché. Tu leur faisais honte. Ils ont tout fait pour t’en séparer. Ils y sont arrivés d’ailleurs.
Tes biographes ont minimisé cette relation, mais en regardant tes dessins, on se rend compte des immenses progrès que tu as faits quand tu vivais avec elle. Ceux de la Drenthe, faits quelques jours après que tu l’aies quittée, montrent ta maîtrise du crayon. L’un d’entre eux est impressionnant, il évoque ton état d’âme, une parfaite métaphore de ce que tu vivais : un homme tirant une immense herse… presque une figure christique.
Quelques mois plus tard, de retour chez tes parents à Nuenen, c’est Margot qui t’a fait oublier Sien. Elle était tendre, douce, tu l’as comparé à un violon de Crémone qui aurait été réparé par des réparateurs incapables. Elle t’a aimé, mais là, ce sont ses sœurs qui ont fait barrage. Elle n’ont pas accepté que leur plus jeune sœur, elle avait quand même plus de trente ans, épouse un bon à rien qui ne gagnait pas sa vie et tout juste sorti des bras d’une putain. La encore, tu as du céder et partir.
Le seul amour qu’on te connaisse ensuite, si amour il y a eu, est Augustina Segatori, la tenancière du cabaret le Tambourin avec laquelle tu as eu une liaison de quelques semaines, deux mois peut être. Tu l’as beaucoup peinte assise, allongée et même à poil, les seuls nus que nous ayons de toi. Mais ça n’a pas duré, on ne sait pas bien ce qui s’est passé, mais il semble que son copain qui était en taule est revenu.
En même temps qu’elle, tu as perdu les murs du Tambourin devenue ta salle d’exposition. Tu y as accroché beaucoup de tes œuvres et même organisé une exposition d’estampes japonaises.
Quelques biographes et surtout Piallat t’ont prêté une dernière relation avec Marguerite, la fille du docteur Gachet dont tu as fait un portrait, mais c’est impossible. Jeune fille timide de 17 ans, elle n’aurait jamais frayé avec un vieux comme toi, ami de son père qui, du reste, t’a vite fermé sa porte et n’a plus voulu te voir, on ne sait pas exactement pourquoi…
Voilà, la liste de tes amours est bien courte, Dommage que tant de temps nous sépare, moi, j’aurais su t’aimer.
Bien à toi
A
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Tu souris enfin
Mon cher Vincent
Il y a peu, j’étais à Auvers pour l’expo d’Arnaud, un streetartiste que j’ai rencontré grâce à toi sur Facebook. Il avait visité le site Internet que je te consacre depuis plus de douze ans et vu mon interview à la télé niçoise. Il m’a contacté, nous avons échangé. Je lui dit de venir me voir à Nice. Quatre jours plus tard, il était là. Avec Gé, on l’a accueilli à la gare, on a passé la soirée ensemble à parler de toi.
Le lendemain, on est monté chez des amis qui habitaient sur le “toit de Nice”, une colline d’où on domine la ville. Sur cette belle hauteur, il a peint une copie à sa manière de ta Nuit Étoilée. Jean-Claude l’a filmé. Je l’ai interviewé, on en a fait un petit sujet.
Un mois plus tard, on était à Paris avec Jean-Claude pour voir son expo. On a passé une super soirée entouré de streetartistes, un milieu que je connaissais encore assez peu.
Le lendemain, on s’est baladé dans le 20ème, un quartier dont Arnaud est un peu comme “l’artiste du village”. Ils nous a montré ses fleurs peintes sur les murs, les gens le saluaient, s’arrêtaient pour discuter avec lui. On sentait l’affection que les habitants de ce quartier lui vouaient.
Touché par sa grande humanité et son œuvre, j’ai écrit plusieurs articles sur son travail, puis sa biographie. Un livre vient d’être publié qui montre les multiples facettes de cet artiste si attachant. C’est son premier. Il est sorti à l’occasion de l’exposition que lui consacre le Château d’Auvers sur Oise. Pour l’occasion, il a revisité tes autoportraits et tes paysages avec son style si singulier. Ses tags (signatures), des mots, des noms sont la matière même de ses compositions. il deviennent textures, formes, un genre de corps “tatoué par le langage” dont parle Lacan.
Son exposition “Dans les pas de Van Gogh” est un hommage on ne peut plus sincère et vrai. Ses toiles sont présentées dans des salles du Château d’Auvers, celui même que tu as peint, une très belle toile, très profonde, mystérieuse, sereine.
Arnaud a osé un portrait de toi, inattendu, où tu es souriant, presque complice. Ce sourire éclaire peut-être une nouvelle voie, une nouvelle étape de ta reconnaissance. Tu souris enfin. Ton œuvre est maintenant partout admirée, fêtée, on n’a jamais vu autant de lieux qui te sont consacrés s’ouvrir (le van Goghhuis à Zundert, le Vincentre à Nuenen, la nouvelle Fondation van Gogh d’Arles, etc.). Des expositions de tes œuvres ont lieu dans le monde entier. Tes tableaux atteignent des prix impensables… Toi qui espérais tout au plus être un “anneau dans la chaîne des artistes”.
Ton visage souriant est peut-être le symbole de cette exposition…
Bien à toi
Alain
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Nom van Gogh
Cher Vincent,
J’ai toujours du mal à t’appeler van Gogh, dans ma tête, tu es Vincent. D’ailleurs tu n’as jamais signé que par ton prénom, le nom van Gogh était imprononçable pour des français, disais-tu. Cela cachait bien sûr quelque chose. Tu as dit un jour (dans une lettre) à Theo : “au fond, je ne suis pas un van Gogh”.
Tes relations avec ta famille se sont sérieusement gâtées à partir du moment où tu as refusé leurs codes, que tu as critiqué l’hypocrisie de leurs comportements.
Rien n’est plus important pour eux, as-tu écrit “que leur réputation”, tu ajoutes : “J’ai trop bien vu le jeu du christianisme contemporain. Il m’a fasciné, je lui dois une jeunesse glaciale”.
Quand tu as décidé d’être peintre, ta famille t’a rejeté, elle n’a pas voulu reconnaître ton talent, n’a rien fait pour t’aider. Comment tes oncles qui pourtant se sont enrichis dans le commerce de l’art ont-ils pu te traiter ainsi ? Même ton frère qui était si sérieux et correspondait tout à fait à leurs critères, n’a pas obtenu d’eux l’aide dont il a eu besoin pour monter sa propre galerie.
Ils ont refusé ensuite de lui prêter de l’argent, le condamnant, comme tu l’as écrit, “aux travaux forcés” à vie.
Jamais ils n’ont apprécié l’être fantasque, original et exalté que tu étais. Pourtant ils avaient fréquenté des artistes, ils étaient cultivés et auraient pu reconnaître que tu avais un certain talent, mais non. Au lieu de cela, tu passais auprès d’eux, de ton père particulièrement, pour un bon à rien, un mauvais à tout, un “chien hirsute qui aboie et gêne tout le monde”.
Ils n’ont jamais compris pourquoi tu avais abandonné un métier où tu gagnais bien ta vie, pour cette existence de paria, d’illuminé qui poursuit un rêve impossible. Comment pourraient-ils te comprendre ? Tu les as détestés par moments, mais tu les as aimés et respectés à ta manière. Les longues lettres à ta sœur Wilhemina où tu reconnais tes erreurs, tes imperfections, tes incapacités montrent ta profonde bienveillance. Tu demandais surtout de la compréhension et de la confiance car tu savais au fond de toi que tu ne travaillais pas en pure perte, que tous ces efforts seraient un jour récompensés. La sincérité, la vérité de ce que tu peignais toucherait un jour, tu en étais sûr, les gens “qui ont un cœur”.
Le nom de tes parents était celui de notables. Des deux côtés de ta famille, il y avait des prêtres ou des marchands d’art, ton chemin était tracé. Mais tu n’as pas voulu qu’on reconnaisse en toi un Van Gogh, tu as voulu, tu as été Vincent, même si, grâce à toi, leur patronyme est devenu un des plus célèbres du monde. Mais pour moi, tu es Vincent.
Bien à toi
A