
Teshima est une petite île de 800 habitants. Le village comprend une centaine de maisons entourées de petits jardins où poussent des légumes et des arbres fruitiers. Quasiment sur le port, il y a un petit jardin où poussent des courges. On a l’impression qu’on est dans le Japon profond et traditionnel.
Tout est très calme, les gens sont souriants et accueillants. Organisées autour du port, les maisons basses à un étage sont en bois, leurs toits couverts de tuiles vernissées. Les murs extérieurs sont souvent en bois brûlé. La technique, appelée shou-sugi-ban consiste à brûler les planches pour que se crée une pellicule de bois carbonisé qui crée une protection contre le soleil, les intempéries, les insectes, principales sources de vieillissement du bois.

Autour des maisons, des oliviers. C’est l’époque de la cueillette. On voit les villageois sur leur échelle qui les cueillent une à une. Elle ressemblent à nos olives niçoises : petites et noires. C’est une des spécialités de l’île avec les mandarines (mon fruit préféré) et les citrons. Cette île de petits agriculteurs et pêcheurs où la vie se déroule au rythme des saisons recèle des joyaux d’art contemporain. Le contraste est impressionnant. On va le découvrir…
Ici, pas de restaurants ni d’hôtels au sens habituel. Nous logeons dans une maison traditionnelle à escaliers en bois, tables basses, futons, parois coulissantes et papier de riz. Pas de murs, les cloisons sont très minces, il faut parler doucement et se mouvoir délicatement et toujours en chaussettes. Tout ici est très net, ultra propre. Ma culture mixte judéo-maroco-franco-nissarte s’accommode finalement bien des mœurs japonaises, mais peut être pas au point de m’y installer.

La salle de bain est au rez de chaussée, très bien équipée. Les toilettes sont très spéciales : on dirait qu’il y a un ordinateur autour, avec des touches et des diodes de couleur. Le siège est chauffé (c’est agréable) et on doit mettre les chaussons spéciaux pour toilette (c’est écrit dessus). Au dessus du cabinet, l’eau coule automatiquement d’un petit robinet dans une vasque. Bien sûr, les hommes doivent pisser assis. C’est signalé par un sigle. Je n’ai pas encore saisi les autres fonctions des boutons, mais on m’a dit qu’il en existe avec musique (pour couvrir les bruits) et aspirateurs d’odeurs.
A midi, on déjeune chez Shinoko (on peut dire chez, car c’est dans sa maison qu’elle prépare en direct dans sa petite cuisine des repas pour ses clients). Il y a seulement deux tables. Elle est très souriante et discute longuement avec Hatsuo qui nous apprend qu’elle a beaucoup voyagé qu’elle connaît Rabat et Nice (!), mais aussi Madrid, Barcelone où elle a appris différents types de cuisine. Je la prends au mot et lui demande si elle pourrait nous préparer pour le lendemain midi une paëlla. Elle répond qu’elle en serait très honorée. On s’est fait une copine…

Ce village a un charme particulier. Le bus s’appelle « Beautiful Island bus ». Il nous conduit au Teshim Muséum. L’arrêt domine un superbe paysage donnant sur une belle baie. La culture du riz en terrasses alterne des jaunes soleil et des verts tendres. Van Gogh qui rêvait du Japon aurait adoré. Je fais aussi ce voyage avec ses yeux d’amoureux du Japon. Je cherche les paysages d’Hokusai ou d’Hiroshige qu’il aimait follement pour leurs perspectives profondes, la pureté de l’air et les couleurs pures (et dont il a fait des copies). Comme dirait Vincent : « Que c’est beau le jaune ! ».

A part les rizières d’un beau jaune, le paysage que j’ai sous les yeux n’est pas très éloigné de nos paysages méditerrannéens : oliviers, mandariniers, cultures maraîchères sous un soleil puissant face à une mer bleue et calme.
Sur une colline à pente très douce, on apercoit une grande forme oblongue très basse avec deux ouvertures ovales. Un chemin en courbes bien dessinées y mène.

On arrive à l’accueil du site. Bien sûr, il faut enlever ses chaussures… Notre amie Dvorah nous avait prévenus de prendre des chaussures faciles à enlever et à remettre, mais j’avais pensé en acheter en arrivant, ce que je n’ai pas fait, aussi je n’arrête pas de lacer et délacer mes chaussures. C’est un peu fatigant car dans un même site, on doit les enlever et les remettre plusieurs fois. Je vais en acheter dès que j’en trouve, car sur cette île, pas de magasins de chaussures (j’ai quand même acheté des chaussettes).
Arrivés à ce bâtiment en forme de bulle, on nous signale de bien faire attention où on met ses chaussettes. Il faut aussi faire silence et être dans une sorte de méditation. On va vite comprendre pourquoi. .. On pénètre dans un grand dôme de béton blanc autoportant (sans aucun pilier), percé de deux trous ovales. Sur le sol blanchâtre, lissé et très légèrement en pente, des gouttes d’eau plus ou moins grosses ont l’air de se mouvoir toutes seules. C’est très étonnant, interloquant. Je cherche à comprendre comment c’est possible. Je pense au courant d’air créé par les deux ouvertures, mais analyse faite, cela n’explique pas le phénomène… C’est énervant d’autant que je découvre des rigoles, des filets d’eau qui se meuvent très vite, bousculant au passage de petites flaques qui viennent s’y ajouter, des minis ruissellements qui passent entre deux grosses gouttes, et plus bas, une grande flaque où viennent se jeter nombre de ces mini ruisseaux. De temps en temps, les bulles d’eau disparaissent. Plus on regarde, plus on découvre cette activité foisonnante de l’eau. Ça remue de partout, le regard est attiré par ce qui bouge. Les formes au sol sont toutes différentes et le contour des flaques est légèrement argenté. Je regarde de plus près… Euréka, j’ai compris ! En fait, de l’eau émerge de façon aléatoire de tout petits trous presque invisibles. L’eau s’accumule un moment avant d’être entraînée par la déclivité du sol et parcourt à toute allure un chemin, quelquefois slalomant entre des gouttes arrêtées, d’autres fois, s’y joignant en entraînant un déplacement plus rapide.

Sur cette grande surface d’un diamètre d’une trentaine de mètres, le phénomène est foisonnant. Tous les gens présents semblent passionnés par ce qui se passe. Il y en a même à quatre pattes qui soufflent sur les bulles pour les faire bouger. D’autres ont l’air en méditation. Le spectacle est aussi créé par les visiteurs qui bougent bizarrement comme dans une danse au ralenti. On est dans la biologie cellulaire et en même temps dans la physique des fluides. Le silence ajoute à la zenitude du lieu. On pourrait y passer des heures à contempler ces mouvements liquides… Bravo à Rei Naito, aidée de l’architecte Ryue Nishizawa pour avoir conçu cette Matrix, œuvre sensible et spectaculaire, infinie et changeante. Je vais devoir étudier de plus près le parcours de cette artiste (née à Hiroshima en 1961), voir si ses autres créations sont aussi géniales. On a envie d’y rester, mais il y a d’autres choses à voir.

Pas très loin, toujours dans l’optique de faire vivre l’art dans cette petite île, on a donné, comme à Naoshima, l’île précédente, à des artistes des maisons traditionnelles pour y développer leurs créations. Ainsi Pipiloti Rist, une artiste vidéaste suisse qui travaille avec son corps et une caméra à objectif fish eye. on rentre dans une petite maison en bois et la projection est faite dans un ovale suspendu aux poutres, un spectacle visuel à contempler donc en levant les yeux.

On devine ses cheveux (longs et blonds), ses doigts de mains et de pieds, son visage, ses yeux, etc., apparaissant au milieu de tâches de couleurs, de fleurs de lotus, de vagues marines, des végétaux, et d’autres éléments pas toujours lisibles. Les parties de son corps se mélangent aux éléments naturels. On ne sait plus où elle est. C’est mouvant, coloré, ça tourne comme dans un vortex.
Le soir, petit dîner sympathique au « restau » de l’hôtel, une petite cahute très remplie où des jeunes filles s’activent à préparer les menus. Je goûte des espèces de champignons craquants, en fait des racines de lotus, une soupe blanche, un mini plat super bon de petits légumes en sauce parfaitement bouillis à point et un tranche de poison grillé à point.
Le lendemain, on poursuit notre ballade artistique, car dans ce tout petit village, il y a de nombreux lieux d’art. Ils ne sont pas tous ouverts, mais on visite une maison aux murs bariolés de Tobias Rehberger, comme le café de la Biennale de Venise (en nettement plus petit). Le genre d’endroit où quelque soit la direction où on pointe son objectif, on a une belle photo très flashy.


Autre « galerie-maison », celle consacrée au peintre Yokoo, très connu au Japon. Un peintre brut, naïf, graphiste, (très originales affiches) » qui n’a pas peur de laisser ses délires s’exprimer. Il peint, sculpte, installe, utilise des écrans, etc. Dans une sorte de jardin minéral, il a créé un ruisseau alimenté par deux petites cascades avec des pierres peintes et des morceaux de céramiques à la Niki de Saint Phalle où de grosses carpes colorées circulent sous le sol vitré de la maison.

Fou de cascades, il a collectionné des milliers de cartes postales de tous pays représentant des cascades. On les retrouve collées sur la paroi d’une large cheminée toute ronde de deux mètres de diamètre dont le sol et le plafond son des miroirs nous donnant une impression d’infini et un peu le vertige. Un vrai fou comme je les aime… Ses peintures feraient le délice d’un psychanalyste.
C’est l’heure de la paëlla, on retrouve Dvorah et Hatsuo à l’entrée de chez Shirogo. Elle nous fait d’abord goûter un étonnant vin blanc très parfumé. Ce matin, elle a acheté à un pêcheur un poisson pour nous préparer des sashimis, tranches fines de poisson cru à temper dans une sauce soja particulière ou, pour nous faire plaisir, dans un mélange de sel et d’huile d’olive du pays, delicieuse et réputée dans tout le Japon. On en achètera avant de partir. Le plat de paëlla arrive couvert de quatre beaux poissons très blancs imbibés du liquide de cuisson des légumes et du riz. Ils fondent dans la bouche, un délice. La paëlla est originale, un mélange réussi d’Espagne et de Japon.

Je photographie Shinoko dans sa cuisine pendant la préparation du repas et au moment de partir. Si elle vient à Nice, je l’amènerai goûter les pâtes au pistou (elle utilise parfois le basilic), la daube et la socca. On parle cuisine avant de se quitter presque amis. Une belle rencontre.
Un peu alourdis, on file à la « Forêt des Murmures », une œuvre in situ de Boltansky qu’on avait prévu de voir. On prend le bus jusqu’au musée, mais on n’avait pas pensé qu’il faudrait ensuite marcher et grimper si longtemps dans un petit chemin forestier humide. L’entrée est indiquée par un petit panneau bleu. On marche encore jusqu’à un banc entouré de fils pendants à des branches d’arbres. Ces fils (de pêche) soutiennent des petites clochettes et des plaques en plastique transparent sur lesquelles sont écrites des petits haïkus en japonais, en anglais et en allemand. Des sons cristallins vrillent l’espace, un genre de musique vibratoire qui s’arrête pour reprendre ensuite. Les plaques bougent et accrochent par moments la lumière, émettant des sortes de minis flashs. Perdus au milieu de cette forêt dense et humide, on vit une expérience originale visuelle et auditive.

On se perd un peu dans les campagnes sur le chemin du retour. Les paysans travaillent dans leurs champs ou leurs vergers. C’est difficile de communiquer avec eux, mais ils doivent avoir l’habitude des gaijin : « Go white road, white road » en nous indiquant avec un grand sourire la direction. Sont vraiment empathiques dans cette île…
Retour à Takamatsu-ya, notre lodge. On va quitter cette île avec regret. Un tel mix de campagne traditionnelle japonaise et d’avant garde artistique est assez extraordinaire (même la wifi était la meilleure de tous nos ryokans et hotels).
Le matin, avant de partir, une dernière ballade dans le village où on découvre de jolies petites maisons à tuiles vernissées grises et bleues, un mini café adorable avec le plus petit camion du monde, et des champs de riz dorés.

Demain, nouvelle île, Shodoshima, plutôt nature…
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3.
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4.
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