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Dans mes lectures de Vincent Van Gogh, j’avais croisé plusieurs fois le nom de Pierre Loti et je savais que son tableau « La Mousmé » se référait à lui, mais c’est en suivant l’excellente visite de Michel Basse au Musée Hèbre de Rochefort qu’un besoin d’en savoir plus sur leurs rapports s’est imposé. Après de sérieuses recherches dans ses lettres et ses œuvres, et grâce à l’aide de Michel Basse, je me suis rendu compte que Pierre Loti, une personnalité étonnante et hors-norme, avait été pour Vincent une source d’inspiration remarquable

Nés à la même époque, Pierre Loti le 14 janvier 1850 et Vincent Van Gogh le 30 mars 1853, auraient pu se rencontrer, notamment entre 1886 et 1888 à Paris.
Vincent habite alors chez son frère Théo (il ne quittera Paris pour Arles qu’en février 1888). Loti, lui est affecté à la Division au port de Rochefort depuis le 16 juin 1886 et il y restera jusqu’au 6 septembre 1888. Dans cette période, il a certainement fait des allers-retours à Paris pour voir son éditeur Calmann-Lévy puisque nous apprenons dans son journal à la date du 21 novembre que Madame Chrysanthème a été publié à Paris le 23 novembre 1887 : « À la veillée, avec ma sœur et Thémèze (un de ses amis), nous faisons le grand travail d’expédier les volumes de Chrysanthème qui doit paraître dans deux jours à Paris… »

Vincent Van Gogh connaissait les ouvrages de Pierre Loti. On sait par deux courriers qu’il avait lu « Le mariage de Loti » (paru en 1880) et « Pêcheur d’Islande » (paru en 1886) : un à sa sœur Wil le 30 mars 1888, d’Arles où il vient d’arriver : « Par exemple, j’imagine qu’un peintre d’aujourd’hui pourrait faire quelque chose comme on trouve décrit dans le livre de Pierre Loti, Le mariage de Loti, où est décrite la nature à Otaheite. Un livre que je peux vraiment te recommander. »

Et l’autre à son frère Théo (daté du 26 mai 1888), dans lequel il  raconte que son ami peintre Mourier-Petersen le fait penser à « ces caractères que fait Pierre Loti.  Avec tout son flegme, il a du cœur. » Un peintre qui pourrait décrire la nature en Polynésie ». 

Julien Viaud – Le Chef des Taïoa, baie Tchikakof, crayon, 1871


Ce pays lointain décrit par Loti lui donne envie, à l’instar de Gauguin, de s’y rendre pour peindre.

Il va se  procurer Madame Chrysantème à Arles quelques jours avant le 19 juin 1888, date de sa lettre à Théo dans laquelle il écrit : « J’ai lu de ces jours-ci Madame Chrysantème de Pierre Loti, cela donne des notes intéressantes sur le Japon. »

Dessins de sa chambre et d’une maison


Déjà passionné par les japonais dont il a découvert les estampes et la peinture en 1886, Van Gogh trouve chez Loti des descriptions de leur mode de vie qui l’ont beaucoup intéressé, notamment  leur caractère calme et sans prétention décrit dans Madame Chrysanthème. La phrase de Loti : « Voyez ces gens immobiles et rêveurs ; voyez ces groupes silencieux, languissants et oisifs sous les grands arbres, qui semblent vivre du seul sentiment de la méditation » a dû avoir un écho chez Vincent car il rêvait d’une  vie simple, calme et paisible qui lui permettrait de peindre dans la sérénité et de créer une communauté d’artistes qui, à la manière des bonzes : « vivraient ensemble, partageant les frais et les expériences, s’enrichissant mutuellement ».

Van Gogh a lu une version illustrée de Madame Chrysantème publiée à Paris en 1888 chez Calmann-Lévy. 


Felician Myrbach et Luigi Rossi, les deux excellents illustrateurs de l’ouvrage ont dû lui plaire.


La manière dont il se représente dans son Autoportrait de juin 1888 provient de toute évidence d’un dessin de bonzes dans l’édition de cet ouvrage.


Le bonze qui l’a inspiré pour son autoportrait est extrait de cette procession funéraire


C’est encore plus évident quand on le retourne


Dans cet autoportrait, il a obliqué un peu ses yeux pour faire plus japonais :
« J’ai un portrait de moi tout cendré. J’avais cherché le caractère d’un bonze simple adorateur de bouddha éternel ». 

C’est un de ses plus beaux autoportraits qui dit toute sa sérénité, sa détermination et sa foi en l’avenir : « A présent, dans le vague d’un horizon, cependant voilà qu’elle me vient l’espérance, cette espérance à éclipses qui, dans ma vie solitaire, m’a parfois consolé ». 

Mme Chrysantème l’a séduit car le 9 juillet 88, il écrit à son ami Émile Bernard : « As tu lu le livre de Loti, Mme Chrysantème? Très intéressant. »

Quelques jours plus tard, le 15 Juillet, dans une nouvelle lettre à Théo : « Le livre de Loti, Madame Chrysantème, m’a appris ceci : les appartements y sont nus, sans décorations et ornements. Et justement cela a reveillé ma curiosité pour les dessins excessivement synthétiques d’une autre période qui sont probablement à nos crépons à nous ce qu’un sobre Millet est à un Monticelli. »  
Avec son frère, ils avaient constitué une collection de plusieurs centaine d’estampes (crépons) achetées chez le marchand Bing (elles ne coûtaient pas cher à l’époque)

Le 29 juillet, il vient de finir sa peinture inspirée du livre de Loti : « Maintenant si tu sais ce que c’est qu’une “mousmé” (tu le sauras lorsque tu auras lu Madame Chrysantème de Loti), je viens d’en peindre une. Cela m’a coûté toute ma semaine, je n’ai rien pu faire d’autre chose ayant encore été pas trop bien portant. Voilà ce qui m’embête, si j’eusse été bien portant j’aurais sabré entre temps encore des paysages, mais pour mener bien ma mousmé je devais réserver ma puissance cérébrale. Une mousmé est une fille japonaise – provençale dans ce cas – de 12 à 14 ans. »

La mousmé d’après Rossi

La seule représentation que nous ayons de Madame Chrysanthème par Loti

Son ami Yves, Chrysanthème et Pierre Loti

« La Berceuse », un troisième tableau dont il a fait plusieurs copies pourrait prendre également sa source chez Loti. 
Dans sa lettre à Théo de janvier 1889, il écrit : « il m’était venu l’idée de peindre un tel tableau que des marins, à la fois enfants et martyrs, le voyant dans la cabine d’un bateau de pêcheurs d’Islande, éprouveraient un sentiment de bercement leur rappelant leur propre chant de nourrice ». Dans Pêcheur d’Islande, à propos de la coutume des pêcheurs d’accrocher l’image d’un saint dans le salon, il écrit : « Contre un panneau du fond, une Sainte Vierge en céramique était posée sur une petite étagère, à une place d’honneur. Elle était un peu antique, patronne de ces marins, et peinte dans un style naïf ».  
À la fin de son roman, les instincts maternels de la mer sont évoqués et la mer (mère) est comparée à une femme qui berce un enfant.

Le 28 octobre, Vincent  écrit à Théo : « Je savais bien que Gauguin avait voyagé mais j’ignorais qu’il était vrai marin, il a passé par toutes les difficultés, il a été vrai gabier dans la hune et vrai matelot. Cela me donne pour lui un terrible respect et dans sa personne encore une plus absolue confiance. Il a, s’il faut le comparer à quelque chose, des rapports avec ces pêcheurs d’Islande de Loti. Je crois que cela te fera le même effet qu’à moi. »

L’écriture particulièrement visuelle de Loti et son talent pour la description qui lui ont valu une reconnaissance internationale, ont inspiré Vincent pour la création de ces trois œuvres majeures.

Il est étonnant que Vincent ne fasse aucune allusion au talent de dessinateur de Loti. L’explication en serait que ses dessins ayant été publiés pour illustrer ses textes dans L’Illustration sous son vrai nom Viaud, il est probable que Vincent ne l’ait jamais su, d’autant que jusqu’en février 1886, il vivait en Hollande.


On ne retrouve pas dans ses lettres après octobre 1888 d’autres mentions de Loti. Il est vrai qu’il n’a plus à vivre qu’une vingtaine de mois particulièrement douloureux qui s’achèveront par son suicide.

Remerciements à Michel Basse, à Agnès Lumineau, au Musée Hèbre et à la Médiathèque de Rochefort.

Michel Basse est guide-conférencier Ville d’art et d’histoire à Rochefort effectuant des visites au musée Hèbre, la Maison de Pierre Loti et pour le Service patrimoine.


Références :

Musée Hèbre à Rochefort (présentation très complète de l’œuvre de Pierre Loti)

Le Journal Intime de Pierre Loti paru aux Indes Savantes (5 tomes)

Les ouvrages d’Alain Quella-Villéger

Voir aussi pour les dessins : http://pierreloti.eu/?p=2789

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