Home

Biographie de mon frère André écrite à la demande de Tom, son petit-fils

Né le 29 novembre 1933, André Amiel est appellé Momo (diminutif de Salomon, son deuxième prénom) par sa famille et ses amis. Il avait seize ans de plus que moi. J’ai peu de souvenirs de mon enfance liés à lui car il était rarement à la maison et travaillait déjà quand je suis né. Nous vivions alors au 32 rue du Capitaine Petitjean à Rabat dans un immeuble dont je garde de très beaux souvenirs. Ce petit immeuble d’environ une vingtaine d’appartements disposait d’une cour centrale qui était notre terrain de jeux. C’est dans cette maison que j’ai passé mes dix premières années. 

Nous vivions avec notre grand-mère paternelle dans un petit appartement : André était l’aîné, Denise venait ensuite puis Jacky et enfin moi, dix ans plus tard. Mes parents avaient leur chambre en face de celle de ma grand-mère où ma sœur dormait aussi et les trois garçons dans le salon-salle à manger. 

Dans cet immeuble génial rempli d’enfants, les familles juives (les Cohen, les Amzallag, les Bohbot), et non juives (les Rato, les Michel) avaient une nombreuse progéniture et tous leurs enfants se retrouvaient dans la cour après l’école. Je suppose que mon frère André y a joué lui aussi avec les amis de sa  génération. Comme pour moi, plusieurs de ses copains habitaient l’immeuble. 
J’ai le souvenir d’un événement très douloureux arrivé alors que je n’avais que cinq ou six ans environ. Mon frère Momo avec des amis de l’immeuble (ils avaient une vingtaine d’années) avaient eu un accident de voiture avec leur quatre chevaux et l’un d’entre eux était décédé. Momo, lui avait eu un bras cassé, je le revois avec son plâtre). Cet accident avait semé le trouble dans l’immeuble et attristé tous nos voisins. Je suis sûr que cet accident où il a perdu un de ses meilleurs amis l’a touché, mais mon souvenir est très lointain et personne aujourd’hui ne pourrait me raconter ce qu’il s’était réellement passé. 


André a travaillé très jeune (à 14-15 ans) dans une petite librairie du centre ville qui vendait aussi des timbres de collection. Je ne me rappelle plus bien, mais il me semble que le nom de ce magasin avait un rapport avec les timbres. Deux-trois ans plus tard, il a été employé aux Belles Images, la grande librairie de Rabat où il a fait toute sa carrière. De simple vendeur au début, il en est devenu directeur dans les années 60. Le propriétaire, M. Souchon, avait son bureau au premier étage et ils semblaient très bien s’entendre.


Cette librairie, une des plus importante du Maroc, était fréquentée par les intellectuels, les étudiants (il y avait à Rabat une faculté des Sciences), et également les ambassadeurs et les ministres. Rabat était encore une petite ville, mais, capitale du Royaume, toutes les ambassades y siégeaient. 
La librairie : « Les Belles Images » était forcément un centre d’intérêt et de culture pour toutes ces nationalités qui venaient y commander leurs livres. Dynamique et attirant la sympathie de tous, André était reconnu comme un des libraires le plus avisés du Maroc. Dans son métier, il n’a cessé d’être en contact et de communiquer avec tous ces intellectuels et gens puissants. Il était souvent en contact directement avec le Palais Royal. Au fil des années, lui qui avait arrêté très tôt l’école s’était constitué une culture encyclopédique. Il connaissait bien la culture marocaine, tous les livres écrits sur le Maroc très prisés par les historiens et ceux qui travaillaient au Palais. Il connaissait parfaitement tous les auteurs littéraires ou scientifiques et ceux des livres de classe à l’époque vendus en librairie, ce qui entraînait une activité intense pendant les rentrées scolaires ou universitaires – le deuxième pic de fréquentation après les fêtes de fin d’année oú la librairie ne désemplissait pas (j’ai le souvenir des belles vitrines de Noël qu’il décorait).

Sa seconde activité, non la moindre, était la galerie d’Art située au sous-sol. Elle était la seule de Rabat et tous les peintres et les artistes souhaitaient y être présentés. André y organisait des expositions, notamment Mantel, Pontoye et bien d’autres peintres français qui vivaient alors au Maroc ainsi que de nombreux peintres marocains. 


Son caractère avenant et empathique lui valait l’amitié des artistes marocains et étrangers qui lui offraient des œuvres. Déjà, dans notre petite maison de la rue du capitaine Petitjean, les murs étaient couverts de peintures. 
Une toute petite et jolie peinture, en fait une palette de peintre en bois verni sur laquelle était peint un gros homme monté sur un âne m’avait beaucoup frappé à cause de la dédicace écrite par l’artiste : « À André, doux comme l’Amiel, bien amicalement ». Une formule que j’ai toujours gardé en mémoire. Ce jeu de mots sur notre nom m’avait sûrement ému. Je ne sais pas où est passée cette œuvre. J’avais demandé à mes parents puis à ma belle-sœur s’ils en avaient un souvenir, mais sans succès. J’avais même fouillé dans leur garage où étaient entreposés les rebuts de leurs déménagements, mais elle a disparu à jamais. Je le regrette, elle a sûrement joué un rôle dans ma formation. J’avais alors six ou sept ans et je la revois clairement sur le pan de mur qui jouxtait la chambre de ma grand-mère.

Plus tard, j’adorais aller dans la belle librairie de mon frère et je descendais au sous-sol, où, tout près de l’escalier se trouvait le rayon de livres d’enfants. Je m’asseyais par terre avec le dernier Tintin ou Spirou (j’aimais plus Franquin qu’Hergé), et je passais de longues après-midi à lire des livres cartonnés, pelliculés brillant, tout juste sortis d’imprimerie et sentant le neuf. En fait, j’avais deux librairies à ma disposition : celle de mon frère et celle de mes parents car mon frère avait trouvé à ma mère un emploi dans une petite librairie où elle a appris un nouveau métier qui lui a beaucoup plu. Quelques années plus tard, elle a décidé avec l’aide de mon frère André de créer sa propre librairie. C’est donc grâce à lui qu’elle a pu créer, développer et agrandir sa librairie avant de venir à Nice en créer une nouvelle.  André lui a alors racheté la sienne et c’est Renée, sa femme, qui en a pris la gestion. 


Tous mes souvenirs d’enfant sont liés au livre et à l’art. Je raconte souvent ces moments passés dans la librairie de mon frère où assis en train de lire, je voyais des grandes personnes passer devant moi pour accéder à la galerie d’Art qui suivait les rayons des livres pour enfants. Ils en faisaient le tour tout en parlant doucement et repassaient devant moi en repartant. Curieux, j’allais voir les tableaux, mais je ne m’y attardais pas, préférant retourner à mes livres. Ce souvenir est néanmoins resté puissant et a conditionné mon avenir puisque, après des études de psychologie, je suis devenu éditeur et critique d’Art : les livres et les tableaux m’ont occupé toute ma vie et continuent à me passionner. Mon frère André, bien que peu présent dans mon enfance, a eu sur moi une influence considérable. 

Il aimait le football dont il était un grand connaisseur. Il faisait souvent de grands voyages avec des amis pour aller voir des matchs en Europe.  Il adorait aussi jouer aux cartes. Je me souviens qu’il venait déjeuner très rapidement à la maison et filait au bar pour faire des parties de belote avec ses amis jusqu’à l’heure où il reprenait son travail. Il avait le même goût que mon père pour les jeux de cartes et les jeux d’argent. Mon frère André m’impressionnait par sa grande taille, son allure d’homme  très occupé, un homme toujours pressé, mais ouvert et accueillant.

En 1957, il s’est marié avec Renée. Je garde un très beau souvenir de son mariage dans la cour de notre immeuble transformée en immense salle de fêtes avec orchestre, danses, chants, et notre grande famille au complet. 


Ils se sont installés dans un appartement de l’immeuble Mondolini, tout près de chez nous. Je me souviens que ma belle-sœur me donnait des bains dans leur salle de bains moderne (à la maison il y avait une salle d’eau, mais pas de baignoire). J’ai toujours chez moi le grand bac en cuivre où ma mère me lavait mes premières années, probablement l’a-t-elle fait également pour tous ses enfants. 

André et Renée ont eu un fils Yvon et une fille Michèle. Yvon a juste dix ans de moins que moi, et assez souvent, je le gardais soit chez lui, soit je le promenais dans le grand et beau jardin appelé « Triangle de Vue », juste en face de la maison.  Je me rappelle qu’un jour, je m’étais angoissé car il m’avait semblé qu’il avait mangé une des baies qui était par terre. Il devait avoir deux ou trois ans et j’avais essayé de lui faire cracher. En fait, je ne crois pas qu’il l’ait mangée mais j’ai eu peur qu’il se soit empoisonné.  


En 1967, quand mes parents ont quitté Rabat pour Nice où ma sœur Denise vivait déjà, j’ai passé quelques mois chez André et Renée, dormant dans la chambre d’Yvon qui jouait déjà avec des petites voitures et qui les dessinait, lui qui, depuis, a publié une vingtaine d’albums de dessins de course automobile.

J’ai retrouvé dans les papiers de ma mère après son décès une lettre de mon frère écrite quand j’habitais chez lui. Il se plaignait de moi : je sortais trop, je n’étais pas obéissant, etc. (j’avais alors 17 ans). J’ai toujours cette lettre avec sa belle écriture affirmée un peu penchée. 

J’ai peu connu sa fille Michèle qui a grandi à Rabat alors que j’étais à Nice, mais je l’ai beaucoup « fréquentée » alors qu’elle était dans le ventre de sa mère. Renée avait une grossesse difficile, elle était venue vivre chez mes parents dans la belle maison du centre-ville où nous avions déménagé (alors que j’avais quatorze ans environ), et moi, je m’étais cassé la figure en mobylette, une double fracture sous-condylienne qui nécessitait que je ne bouge pas trop. On m’avait fermé la bouche et je ne pouvais avaler que du liquide. Et j’ai donc passé quelques mois en compagnie de Renée, de plus en plus enceinte. Nous jouions aux cartes, écoutions la radio, nous chantions. Nous nous entendions très bien tous les trois avec Mama Nouna, ma grand-mère, (qui a veillé sur mon enfance et eu une grande influence sur moi) en attendant le retour de mon frère et de mes parents. Je n’ai retrouvé Michèle que beaucoup plus tard, jeune adolescente, à Nice.



Notre vie à tous a été chamboulée par notre départ et celui de presque toute notre famille du Maroc où nous vivions depuis de nombreux siècles. Le nom de Amiel (peuple de Dieu) est très ancien (voir 1). Notre famille est issue de la mythique Al Andalus, où à l’époque où l’Europe entière vit dans la barbarie gothique, Cordoue est au VIIe siècle la ville la plus cultivée du monde où vivaient les plus grands médecins, scientifiques, architectes et artistes. Pendant plusieurs siècles, il a régné une excellente entente entre les trois religions. Maïmonide, théologien et médecin à la cour de Saladin, publie le « Guide des Egarés » où il tente de concilier religion et science. Il est aussi l’auteur d’une importante pharmacopée qui restera une référence jusqu’au siècle dernier (voir 2).
Nos ancêtres ont dû fuir l’Espagne à l’époque des rois catholiques et de l’inquisition. En 1492, un décret les obligeait à se convertir ou à s’exiler, aussi 200 000 d’entre eux ont choisi de traverser la Méditerranée. Il sont arrivés au Maroc par le port de Salé, un important port de la Méditerranée à l’époque. Ils y vécu en bonne harmonie (pas toujours) avec les musulmans, les français et beaucoup d’étrangers.  Une fois de plus, à partir des années 1960, nos familles, craignant cette fois-ci l’antisémitisme naissant des nationalismes arabes, ont dû s’exiler un peu partout dans le monde, en Israël, au Canada, aux USA, et en France.

Renée, André et leurs enfants nous ont rejoint à Nice plus tard début juin 1973. André voulait reprendre une librairie et je me souviens l’avoir accompagné dans deux librairies qui l’intéressaient : une rue de France et une autre, qui me semblait bien, avenue Borriglione, et qu’il était sur le point d’acheter. Il aurait mieux fait, je suis sûr qu’il l’aurait bien développée et se serait épanoui en continuant le métier où il excellait, mais son ami Henri Elkaim de Rabat, lui aussi arrivé à Nice, a repris un bar « Le Pub Latin » en haut du boulevard Grosso et lui a proposé de travailler avec lui. Il connaissait bien l’énergie de mon frère et son ardeur au travail.
André a travaillé plusieurs années dans ce bar, où il y avait aussi un kiosque à journaux, ce qui lui permettait de retrouver un peu de son vrai métier (il y a  développé le rayon livres).  Quand j’étais étudiant, j’ai eu l’occasion un été d’y travailler quelques semaines et je voyais bien que son ami le considérait comme son employé et qu’il n’était pas vraiment à sa place dans un bar. C’est un choix qu’il a fait, je ne sais pas s’il l’a regretté, mais c’était très loin de ses capacités, du mode de vie et des fréquentations qu’il avait eues jusque là. Je n’ai pas osé lui en parler, mais un jour, quand je suis devenu éditeur grâce à lui, il a eu un mot de dépit en me disant qu’il vendait de l’alcool et de la loterie au lieu de livres.

C’est au cours d’un dîner en famille qu’il m’a lancé l’idée de faire un guide de Nice. Les Belles Images avaient en leur sein « Les Éditions Laporte » qui avaient publié plusieurs guides (de Rabat – je dois encore l’avoir, de Fès, et d’autres villes du Maroc). Je sais très peu de choses de cette maison d’éditions mais je viens de vérifier qu’elle existe toujours et qu’elle s’est développée. Sur Internet, il est indiqué : « éditeur marocain qui édite principalement des livres d’histoire et de droit, mais aussi des romans et autres ouvrages ». Mais il n’y a pas d’autres d’informations (je vais faire des recherches). Je suppose qu’ils devaient aussi éditer les catalogues d’exposition.

Avec des amis historiens et artistes, j’ai travaillé sur l’idée de faire un guide de Nice et nous avons créé avec mon frère les « éditions am » (début d’Amiel et Alpes Martimes). C’est Ben Vautier l’artiste que je connaissais bien qui a fait le logo et la couverture du premier guide (ci-dessous). 


C’est donc André et Henri Elkaim qui ont financé l’imprimerie du guide, le premier livre que j’ai édité. Mais au bout de quelques mois, Henri, qui a vu que le guide ne se vendait pas bien, a vidé le compte et mon frère (probablement malgré lui) m’a dit qu’ils arrêtaient. J’étais dépité, mais comme j’avais beaucoup aimé faire ce guide, avec une amie comptable, on a créé une association « Z’éditions » et j’ai donc continué. C’est donc à mon frère aîné que je dois cette aventure qui dure encore (je suis toujours directeur d’une collection aux éditions Delagrave et je publie toujours des livres). André a toujours suivi de près mon activité, en venant me voir dans mes locaux et en me donnant parfois des conseils. 

Après des dissensions avec son ami et patron Henri, il a fini par s’en séparer. Avec sa femme Renée, ils ont tenu un kiosque à loterie à Lingostière qui par chance, a bien marché et quand ils l’ont vendu, ils ont pu acheter un bel appartement au Domaine du Loup, une résidence de standing dans un grand parc arboré où il me semble qu’ils ont vécu très heureux. Leurs enfants, Yvon et Michèle, devenus dentistes et s’étant mariés, avaient créé leur propre foyer depuis quelques années.

André a tout de suite pris (bénévolement) la gestion de la bibliothèque du Club du Domaine du Loup, s’est impliqué dans l’association en prenant des responsabilités, et a pu donner libre cours à son amour du jeu de cartes en jouant très souvent au bridge avec ses voisins de la Résidence. 

Malheureusement, il a subi un cancer du poumon (il était grand fumeur) et malgré une première opération qui lui a permis de vivre plusieurs années de plus, la maladie a fini par l’emporter le 27 Avril 2003 à l’âge de 70 ans.

  1. Patronyme Amiel : http://www.alainamiel.com/patronyme%20Amiel.htm
  2. Histoire des Juifs du Maroc : http://www.alainamiel.com/signedistinctifs/histoirejuifsmaroc.html

Laisser un commentaire